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Le terrain sacré

Doug Allen

J’ai été élevé par un policier, et ma famille compte plusieurs générations de militaires et de premiers intervenants. Plus jeune, mon existence se limitait à ce monde. Le service était la seule et unique chose qui déterminait la valeur d’une personne, et il fallait passer par cette étape pour se tailler une place au sein de sa famille, de sa communauté et même de son pays. C’est au sein de ce terrain sacré, que je n’avais pas encore compris à l’époque, que je suis né.

Enfant, je me souviens que mon père me laissait perplexe. Je l’aimais et je pensais qu’il était l’homme parfait. Il était le meilleur, certes, mais je ne le comprenais pas. Mon jeune esprit ne saisissait pas sa façon de penser, et nous semblions avoir une vision du monde bien différente. En dépit de mon admiration à son égard et de son désir de nouer des liens avec moi, il semblait toujours y avoir quelque chose qui nous empêchait de le faire réellement.

Je me souviens avoir demandé à ma mère pourquoi mon père semblait différent. Elle m’avait répondu : « Quand les gens voient une rose en fleur, ils se penchent pour sentir son doux parfum. Ton père, lui, lorsqu’il la voit, il cherche l’abeille qui se cache à l’intérieur, prête à attaquer. »

Je n’avais pas tout à fait saisi le sens de ses propos, mais j’en avais déduit que l’histoire allait au-delà de ce que mon jeune moi était en mesure de comprendre. Quoi qu’il en soit, le fait de savoir que j’avais une place au sein de ma « meute » me procurait un sentiment de sûreté.

Ce sentiment d’appartenance m’a suivi jusqu’à l’âge adulte. Il m’a mené au service. Il m’a mené en toute confiance à ce que j’avais toujours considéré comme la crème de la crème du service, soit l’infanterie des Forces armées canadiennes. Je voulais être plus qu’un simple chien de garde; je voulais être un loup, mais pas un loup solitaire. Je rêvais de faire partie d’une meute. La meute, elle, est invincible. La terre qu’elle foule lui appartient. Elle agit avec grâce et conviction. Sa seule responsabilité consiste à porter attention à ce qui se passe devant elle, car les loups savent très bien que les autres membres de leur meute sont là pour couvrir leurs arrières. Grâce à ce solide esprit d’entraide, la meute a la force nécessaire pour braver l’inconnu. C’est ce que je voulais, car il s’agissait de ce que m’avaient enseigné ma famille et mes professeurs au sujet du monde militaire et paramilitaire.

Ma carrière au sein de la sphère militaire m’a permis de vivre toutes sortes de choses et de faire partie d’un bon nombre de « meutes » différentes. Je me suis rendu compte que j’avais un réel talent pour l’enseignement. De plus, faire la promotion des valeurs de la « vie en meute » auprès des personnes qui la recherchent au moyen du service m’a procuré un grand sentiment de fierté et de satisfaction.

Mais ce n’est que bien des années après le début de ma carrière que j’ai connu mon moment de découverte. C’est ce jour-là que les choses ont soudainement semblé prendre tout leur sens. Cela faisait presque sept mois que j’avais entamé une mission en Afghanistan. Elle s’était jusque-là résumée à de longues journées, à des combats intenses et à un environnement en constante évolution. À mesure que la guerre progressait, nous devions soit nous déplacer, soit changer notre tactique.

Ce jour-là, nous étions allés en patrouille et nous nous étions arrêtés pour enquêter sur un problème. Sergent de véhicule blindé léger, j’étais à bord d’un tel engin en position d’observation de nos troupes et du terrain sur lequel nous nous trouvions. Alors que j’observais les membres de notre « meute » descendre de leur véhicule et prendre leur position pour assumer les rôles nécessaires d’un peloton d’infanterie dans une zone de guerre, j’ai été saisi d’un sentiment d’allégresse et de fierté extrêmes. J’ai étouffé un rire en voyant tous les membres du peloton se déplacer simplement sans échanger un mot, fatigués et détendus… Probablement pas détendus en fait, mais en sécurité. La terre que nous foulions nous appartenait. Nous n’avions pas besoin de porter attention à ce qui se passait derrière nous, car nous savions sans l’ombre d’un doute que chaque membre de notre meute couvrait nos arrières.

J’ai soudainement compris que ce n’était ni la formation, ni la chaîne de commandement, ni le salaire, ni l’équipement qui comptaient. C’était la camaraderie. C’était la confiance implicite que nous entretenions tous les uns avec les autres. C’est à ce moment-là que j’ai finalement compris : j’avais découvert le terrain sacré.

Puis soudainement, l’instant d’après, ce terrain sacré a été détruit. Nous sommes tombés dans une embuscade. Ce jour-là, trois membres de notre peloton ont été tués.

Les trois mêmes que j’avais vu passer à côté de moi à la fin de leur quart de garde.

Les trois mêmes à qui je pensais quelques instants plus tôt, qui m’ont amené à découvrir le terrain sacré.

Ils étaient durs et prêts à sauter dans l’action. Bruts et directs. Ils ne se souciaient pas beaucoup de leur tenue et de leur apparence. Je me souviens avoir ri intérieurement en songeant à la frustration que cela a dû occasionner aux personnes qui leur ont fait suivre leur instruction militaire de base. Cependant, ils correspondaient exactement à ce dont nous avions besoin pour assurer le bon fonctionnement de notre meute. Quand ils parlaient, nous pouvions leur faire confiance. Leurs vêtements étaient peut-être sales et déchirés, mais ils transportaient toujours leur équipement et on savait très bien que celui-ci fonctionnait parfaitement. Ils étaient toujours les premiers à nous dire de nous détendre, mais aussi les premiers à passer à l’action au besoin. C’étaient des loups, et ils croyaient en la meute.

Peu de temps après notre retour à la maison, je me souviens d’avoir vu mes parents. Pour la première fois de ma vie, j’ai compris mon père. Sans échanger un seul mot, nous avons soudainement noué un lien. J’avais pénétré dans ce terrain sacré avec lui. Je me suis rendu compte à ce moment-là que le terrain sacré que nous partagions était la perte de notre meute. Nous étions tous deux devenus des loups solitaires, destinés à survivre seuls au lieu de s’épanouir en meute.

J’ai passé des années à essayer de survivre comme loup solitaire après mon retour à la maison. Je ne pouvais plus communiquer avec les autres. Je commençais à perdre le goût de vivre. Lorsqu’un autre loup solitaire à la recherche d’une meute m’a parlé du Réseau de transition des vétérans, un groupe de cliniciens de l’Université de la Colombie‑Britannique qui gère un programme de groupe de soutien par les pairs de dix jours pour les vétérans, je savais que je devais au moins prendre part à la première rencontre.

À ce moment-là, je ne me sentais plus comme un loup solitaire, mais plutôt comme un chien effrayé et maltraité. Malgré ce sentiment, je me suis présenté à la séance et c’est là que j’ai aperçu plein d’autres loups solitaires ainsi que quelques cliniciens. Ces derniers n’avaient rien à voir avec ceux que j’avais croisés auparavant. Ils étaient « connectés ». Ils semblaient être en mesure de nous cerner et de nous comprendre par un simple regard. Ils dégageaient un sentiment de sécurité. Ces cliniciens savaient qu’ils pouvaient compter les uns sur les autres. Ils formaient une meute. Mais une meute comme aucun des autres loups solitaires et moi n’avions vue auparavant. Ces cliniciens nous ont montré comment vivre en meute, mais sous un tout nouveau jour.

En l’espace de quelques jours, tous les loups solitaires qui se trouvaient dans la pièce avaient formé une meute. Ensemble, nous avons commencé à revenir sur nos périples et à reprendre possession du terrain sacré que nous avions jadis traversé. Nous avons réappris à marcher la tête haute à mesure que nous guérissions ensemble et que nous nous remettions des traumatismes de notre passé.

Nous avons replongé dans les souvenirs qui nous hantaient lorsque nous étions des loups solitaires, mais cette fois, nous l’avons fait en tant que meute. Parce que nous partagions ce terrain sacré, nous n’avions plus à le traverser seuls.

Ma meute a été à mes côtés lorsque j’ai dit au revoir aux trois membres de mon équipe qui avaient péri. À ce moment-là, j’ai repris non seulement le goût de vivre, mais aussi de m’épanouir à nouveau. Voilà à quoi ressemble le pouvoir du soutien par les pairs.

– Doug Allen, CD

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